Son regard n’est pas banal. L’équipe de la pouponnière Lóczy à Budapest l’avait bien compris quand il y est arrivé pour filmer une séquence de la série Le bébé est une personne, en 1983. Bernard Martino est le seul cinéaste qui ait été autorisé à pénétrer dans la célèbre pouponnière. En 17 minutes d’images, il fait connaître au monde entier cet endroit singulier fondé par Emmi Pikler pour accueillir les orphelins d’après-guerre. En 2006, fragilisée par les remaniements des services publics hongrois, la pouponnière devient un lieu d’accueil de jour pour tous les enfants. Bernard Martino y retourne avec sa caméra. Cela donnera le long-métrage Lóczy, une maison pour grandir.
Pourquoi ce besoin de filmer Lóczy par deux fois ?
Après le tournage de la séquence sur Lóczy dans l’émission Le bébé est une personne, j’ai senti que derrière ce qui me paraissait évident, clair simple et « naturel », il y avait une pensée extrêmement sophistiquée, une pratique complexe, très élaborée. Je n’avais vu que très superficiellement la partie visible de cet immense iceberg ; il fallait plonger très profond pour en évaluer la taille. J’ai voulu comprendre d’où sortait cette expérience, qui en étaient les concepteurs, d’où ils venaient, d’où sortaient leurs idées, qu’est-ce qu’impliquaient leur mise en musique…
En 2006, avec la transformation de la pouponnière en un lieu d’accueil petite enfance, les professionnels du monde entier se sont demandé comment transposer dans leurs structures le savoir loczien et le fonctionnement institutionnel. J’ai voulu documenter cette métamorphose, et cela a donné Lóczy, une maison pour grandir. Le fait que le lieu se soit ouvert à des familles « classiques » a changé la donne : Lóczy souffrait d’une sorte de manque de visibilité dans le monde de la petite enfance, parce qu’on y voyait une expérience qui ne concernait que l’enfance abandonnée. Constater que cela dépasse ce seul cadre hisse Emmi Pikler au panthéon des théoriciens et praticiens de la petite enfance, ce qui n’est que justice.
Vous aviez songé titrer votre film : « Lóczy, un lieu plein de prévenance ». Pourquoi ?
Lóczy est « un lieu rempli de prévenance » pour les enfants, soucieux en toutes circonstances de leur bien-être, qui passe avant celui des adultes. Cette attitude de base a pour résultat probable – c’est une hypothèse, une intuition personnelle, ce n’est pas un fait scientifiquement établi – de faire aussi en définitive de Lóczy un lieu de « prévention ». C’est-à-dire un lieu qui préserve les enfants des troubles cognitifs ou comportementaux qui apparaissent plus tard au moment des apprentissages…
Qu’est-ce qui a permis à ce lieu singulier de préserver un regard particulier sur l’enfant au fil des années ?
À Lóczy, les quelques principes piklériens fondamentaux ont été posés d’emblée comme socle : la relation que l’on propose à l’enfant, le respect qu’on lui témoigne, la liberté de se mouvoir, le matériel qu’on lui offre pour explorer le monde à son rythme… Ensuite, ils n’ont fait que peaufiner le modèle, ils n’ont jamais changé de cap, ils n’ont jamais remis en cause leur approche, ils ont fouillé les détails encore et encore. Ils ne se sont jamais dit : « on a fait fausse route, on change tout », jamais ! Il y a donc une continuité unique et incomparable dans ce lieu… Quand Lóczy s’est transformé en crèche, les personnels n’avaient plus à faire à des enfants abandonnés, mais à des enfants retrouvant leurs familles le soir. Pourtant, à aucun moment, ils ne se sont demandé quoi changer. Au contraire, leur seule interrogation a été : « comment continuer pareil ? » Nous voilà donc, nous gens pressés, versatiles, sensibles aux effets de mode, y compris en matière de pédagogie, d’éducation, de puériculture, de pédiatrie, toujours à feuilleter les magazines pleins de conseils qui changent au fil de l’intervention du dernier qui parle sans savoir véritable et sans preuves cliniques, face à un monument peuplé d’érudits immuables, qui appuient tout ce qu’ils disent et publient sur une expérience clinique en continu, vieille de 70 ans. Le visiteur qui débarque à Lóczy se trouve face à un monument, quelque chose comme la bibliothèque d’Alexandrie version petite enfance… Ils ont réponse à tout !
Le bébé est-il toujours une personne à Lóczy ?
Rue Lóczy, il n’y a pas les enfants comme ci ou comme ça. Il n’y a pas les enfants handicapés ceci et les enfants abandonnés cela, les « débiles » et les surdoués, les enfants en famille ou en groupe… Il y a les enfants avec leur besoin de grandir et de se développer et il y a les étapes, toujours les mêmes, par lesquels ils passent tous pour y parvenir, chacun en fonction de ses moyens. Il y a l’observation fine qui permet de repérer où en est chaque enfant de son développement personnel, pour le soutenir et l’aider. Un travail discret donc, minutieux, silencieux, sans déclaration fracassante, tout dans la durée, mais à l’arrivée, comme vous le dites, « singulier », « particulier » mais aussi « imparable » donc « dérangeant » parce que cette démarche est totalement hors de notre temps et à « contre-courant ».
Emmi Pikler disait que l’enfant grandit non sous mais dans le regard de l’adulte. Est-ce qu’on peut dire que vous adoptez un regard piklérien en filmant ?
Il y a des correspondances indéniables entre l’approche loczienne de l’enfant et mon approche du film. D’abord chaque film que j’entreprends est différent comme chaque enfant qui arrive à Lóczy est différent. Je réfléchis d’abord au film à faire, comme eux commencent à observer l’enfant. Nous avons en commun l’idée qu’il ne faut pas confondre la réalité de cet enfant-là, de ce film-là, avec l’idée qu’on s’en fait. Ne pas être projectif, ne pas imposer sa volonté, sa lecture mentale qui emprisonne aussi bien l’enfant que le film. Un film à faire, c’est comme un bébé, il faut respecter sa liberté motrice, sa capacité à se mouvoir de lui-même. Le rôle de la nurse, celui du cinéaste, c’est de fournir un cadre, d’être contenant dans notre démarche. Quand je filme, j’ai inconsciemment une idée de ce que le film sera, je suis en empathie avec ce que le film doit être, comment il doit se développer, et ma manière de filmer est un accompagnement. Pour fonctionner avec les enfants, les nurses ont besoin d’être elles-mêmes contenues. C’est le rôle de l’Institution. Moi, j’ai besoin d’un producteur qui me laisse libre d’accoucher du film à faire.
J’espère que mes films auront pu révéler davantage ce que Myriam David appelait « un laboratoire » où se poursuit une recherche à la fois fondamentale et clinique sur l’environnement et son impact sur le devenir de l’individu. C’est d’une brûlante actualité à une époque où la tendance est à croire que tout est une affaire de gènes. Lóczy démontre que l’on peut changer la trajectoire d’un individu, quel que soit son bagage génétique de départ, en agissant sur la globalité de son environnement. L’idéal, on en rêve tous, serait que l’Europe s’intéresse enfin à Lóczy et qu’elle finance sa transformation en un centre européen de la petite enfance…
Lóczy démontre que l’on peut changer la trajectoire d’un individu, quel que soit son bagage génétique de départ, en agissant sur la globalité de son environnement.
Cet article a été publié dans le n° 175 de L’Enfant et la vie (oct-nov-déc 2013)
Cet interview est à lire en complément de l’entretien que nous a accordé Geneviève Appell en février 2018. Geneviève Appell a fait connaître l’œuvre de la pédiatre hongroise Emmi Pikler en France et initié ainsi une profonde réflexion sur la façon dont le bébé est accueilli en pouponnière et en crèche. À 94 ans, la psychologue, première présidente de l’Association Pikler Lóczy-France, raconte avec vivacité et détails son parcours et sa rencontre avec la femme qui a tant influencé sa carrière.