Elle intrigue, Françoise Guérin. Elle intrigue, car elle est à la fois psychologue clinicienne et romancière, auteure de polars. Comme pour nous troubler davantage, son dernier livre est intitulé Maternité. Dans ce roman, ses deux métiers se servent l’un l’autre et confrontent le lecteur à un sujet tabou : la difficulté maternelle. Maternité dérange, bouscule, nous renvoie à notre propre vécu, à notre propre enfance, notre propre mère, et nous ouvre les yeux sur la réalité de nombreuses femmes. Françoise Guérin nous a reçues dans son cabinet, à Lyon.

Vous auriez pu aussi écrire un essai sur la maternité. Pourquoi avoir choisi le roman ? Que vous ouvre l’écriture littéraire ? 

Je ne parlerais pas de choix, mais de pulsion d’écrire. On ne m’a pas commandé ce livre, il est venu à moi. Je voulais écrire sur la difficulté maternelle, un sujet prégnant dans ma vie professionnelle pendant ces deux dernières décennies, mais je ne savais pas ce que j’allais écrire à l’avance. L’histoire s’est construite au fur et à mesure, j’ai laissé venir des images, les personnages ont pris forme… C’est vrai, j’aurais pu écrire un livre professionnel sur le lien mère-bébé mais j’ai beaucoup de peine avec ces livres.

Pour moi, l’écriture et la psychanalyse se ressemblent. Il s’agit de laisser venir les mots.

Ce sont en général des modes d’emploi généralistes, dont les parents s’abreuvent alors qu’ils ne disent jamais rien de leur situation, forcément singulière. Je ne veux pas non plus donner aux mères l’impression que l’autre sait mieux qu’elles. Maternité est une pure fiction, qui m’a permis de relayer toutes ces paroles de mères que l’on n’entend jamais, sauf dans le cabinet d’un analyste. Je précise – et c’est très important – qu’aucune de mes patientes ne figure dans le livre !

Dans sa relation à son bébé, votre personnage, Clara, est en grande difficulté. Elle ne sait ni parler, ni jouer avec lui, ni le soigner… C’est terrible !

Parce que cela relève du désir et non d’un savoir qu’on peut acquérir dans les livres. Les difficultés de Clara sont plus courantes qu’on ne le croit et bien des mères se sentent démunies face à leur bébé. Clara a la chance d’être entourée et à l’aise financièrement. C’était d’ailleurs important pour moi de la situer ainsi car on croit toujours que la souffrance maternelle est le fait des milieux précarisés. Ça n’a rien à voir ! La souffrance psychique maternelle touche tous les milieux. Clara est l’archétype des femmes qui s’écroulent au moment de la naissance de leur enfant. 14 à 16 % des mères traversent un épisode dépressif dans l’année qui suit l’accouchement. Chez Clara, comme chez beaucoup, quelque chose se détraque au moment de la grossesse. Des souvenirs d’enfance remontent. Des réminiscences du passé surgissent et l’empêchent de s’épanouir en tant que mère.

Que se passe-t-il lorsqu’une femme devient mère ? Qu’y a-t-il de si complexe ?

Devenir mère amène toujours un bouleversement et d’intenses remaniements psychiques. L’impact est très varié. Pour une même femme, il peut différer selon l’enfant qui arrive : s’il s’agit d’un premier ou d’un deuxième enfant, d’un garçon ou d’une fille… Celle qui s’inquiète pendant la grossesse peut retrouver la sérénité après la naissance. Celle qui vit une grossesse paisible peut être surprise comme si le diable sortait de sa boîte après la naissance. Il n’y a pas de règle, c’est l’inconscient qui est aux manettes. Une maternité est une rencontre. Une rencontre de l’enfant et de quelque chose de soi.

Pour rencontrer son enfant, peu importe son âge, il faut accueillir son altérité, accepter qu’il soit différent, qu’il ait son désir propre.

La mère rencontre l’enfant avec ce qu’elle est et avec ce qu’elle ne sait pas encore qu’elle est. C’est parfois troublant. En devenant mère, on se pose des questions sur la mère qui a été la nôtre. Il n’est pas facile d’imaginer que celle-ci ait pu être angoissée, déçue ou déprimée. On préfère détourner les yeux et conserver intact le mythe de la mère épanouie et heureuse. Clara, comme toutes les mères, subit la pression des normes de la société. Il faut qu’elle assure en tout : le travail, la maison, les soins du bébé… Elle se met aussi elle-même une pression, celle d’être meilleure que sa mère. Elle n’y arrive pas et comme, jusque-là, elle avait une réelle maîtrise sur sa vie, c’est d’autant plus douloureux pour elle.

Clara met beaucoup de temps à chercher de l’aide. Pourquoi ?

Clara, comme beaucoup de mères en difficulté maternelle, n’a pas tout de suite conscience du problème. Elle pense que ses angoisses, ses pensées sombres et son épuisement sont inhérents à la maternité, que c’est son lot, qu’il faut faire avec et qu’il faut qu’elle s’en sorte toute seule. Comme si vivre, c’était être seul ! Mais dire explicitement qu’on ne s’en sort pas peut être vécu comme une honte.

Dire explicitement qu’on ne s’en sort pas peut être vécu comme une honte.

Dans le cas de Clara, les professionnels mettent du temps à capter les signaux qu’elle envoie. Comme bien souvent lors des consultations, le pédiatre se concentre sur le bébé : « Tout va bien, votre bébé est en pleine forme ! » Sans voir que la mère, elle, est en larmes. C’est finalement le médecin généraliste qui va donner à Clara les coordonnées d’une psychologue-psychanalyste. Ce n’est pas un hasard. Les généralistes sont très bien placés pour dépister une souffrance maternelle.

Est-ce difficile à déceler ?

Il ne faut pas s’arrêter à l’image que les mères veulent montrer : à son entourage, Clara réussit à donner le change ! Lorsqu’une mère tait sa souffrance, elle court le risque de disparaître de sa vie de femme, comme si elle n’était plus qu’une mère, et une mère qui va mal. Or une dépression maternelle prolongée a des répercussions sur l’enfant : agitation anxieuse, signes de retrait, intolérance à la séparation, difficultés d’endormissement, pleurs inconsolables… Les symptômes ne manquent pas. Ne pas voir cette souffrance, ne pas y prêter attention, c’est renvoyer à ces femmes le message : ce que tu vis, c’est normal. Être mère, c’est ça : être débordée, ne jamais y arriver, ne pas avoir de vie à soi. Dans notre monde moderne, il n’est pas rare que les jeunes parents soient isolés, loin de leurs familles.

Beaucoup de femmes envoient des signaux de leur mal-être à des gens qui ne les entendent pas.

Elles ignorent souvent qu’il y a des lieux où elles pourraient trouver du soutien. La Protection maternelle et infantile (PMI) est très précieuse. Ses puéricultrices sont des personnes ressources essentielles. Les permanences-pesées des PMI qui y sont tenues ne sont pas assez connues. Pourtant, au-delà du suivi de la prise de poids de leur enfant, les mères peuvent y trouver une oreille pour se confier. Les lieux d’accueil enfant-parent (LAEP) répondent également au besoin des mères de sortir de l’isolement durant leur congé de maternité. Quand je travaillais à l’hôpital, une femme avait ramené son bébé dans le service de maternité où elle avait accouché, comme on rapporte un appareil ménager au service après-vente d’un magasin. Il lui manquait la notice ! Elle disait ne pas savoir faire avec son bébé et cherchait de l’aide auprès des sages-femmes qui l’avaient accompagnée à l’accouchement. Sa démarche m’avait paru finalement assez cohérente.

Quel est le rôle du père dans le soutien de la femme en difficulté maternelle ? Le mari de Clara semble trop parfait !

Il n’est pas parfait mais extrêmement compréhensif, il aime réellement sa femme, il a saisi quelque chose de sa fragilité. Sa manière de la soutenir, c’est de soutenir l’enfant. Il a une aisance qu’elle n’a pas et il apporte de la légèreté en jouant avec leur bébé. Clara l’observe. Il assume surtout son rôle de père en mettant une limite à la toute-puissance maternelle de sa femme. C’est très important et rassurant pour la mère de savoir qu’elle ne pourra pas tout contrôler dans la vie de son enfant. Contrairement à ce qu’on nous raconte souvent, j’ai voulu montrer qu’un père, c’est quelqu’un qui est capable de traverser la tempête sans s’enfuir, qui tient, qui sait faire face aux difficultés avec sa femme. C’est un des appuis les plus importants pour Clara.

Clara allaite son bébé malgré elle. Son non-choix du départ se transforme en obsession…

Puisqu’elle n’arrive pas à nourrir son enfant sur le plan affectif, il ne reste à Clara que son lait. Du coup, son bébé ne doit jamais en être privé. Mais cet allaitement est ambivalent : le bébé tète mais ne se nourrit pas. A chaque fois que le bébé se met à téter, la mère, sans en avoir conscience, a un mouvement de recul. L’enfant ne peut donc pas bien prendre le sein, et ainsi jouer son rôle de bébé : renvoyer de la satisfaction à sa mère en se montrant comme un bébé repu qui se détend dans ses bras.

L’allaitement est formidable à condition qu’il relève du désir de la femme.

De nombreuses femmes témoignent de leur allaitement raté et se plaignent d’avis contradictoires entendus au sein d’une même maternité – il faut tenir le bébé comme ceci, lui donner un sein par tétée, lui donner chaque sein par tétée… Mais les réelles raisons d’un allaitement manqué ou excessif ne relèvent pas de la technique ! Il faut déceler des ressorts plus profonds.

Que dites-vous aux femmes qui ne souhaitent pas avoir d’enfant ?

C’est étrange parce qu’on ne se pose pas la même question pour les hommes ! Ne pas avoir d’enfant, pour une femme qui n’en désire pas, n’est pas un drame. Bien des femmes s’épanouissent autrement. Mais ce choix est difficile à assumer dans une société qui soutient que pour s’épanouir en tant que femme, il faut avoir des enfants ou qu’une femme ne serait pas « complète »sans la maternité. Clara aurait pu continuer à vivre comme auparavant, cela faisait longtemps que son mari ne lui parlait plus d’avoir un enfant. Elle a pris « la décision d’avoir le désir d’être mère », ce qui parle bien du poids de la norme sociétale.

Vous mettez une psychanalyste peu bavarde sur le chemin de Clara…

C’est une femme qui parle peu mais au bon moment. Elle est attentive aux mots que prononce sa patiente car l’inconscient est fait de ces mots qu’on a entendus et qui ont tissé une trame, un itinéraire invisible dont on ignore tout. C’est cela qu’on va chercher chez un analyste, quels mots, quels discours nous ont façonnés depuis l’enfance. C’est dans cet inconscient que la patiente trouve des portes de sortie d’une situation bloquante. Dans ce livre, j’ai eu recours au « tu ». Je ne tutoie jamais mes patients, mais ça me paraissait important d’être là comme quelqu’un qui témoigne, qui peut poser des mots, qui peut presque cheminer pas à pas avec chacune, en fraternité.

 

 

Maternité, Françoise Guérin, Albin Michel, 2018.

Françoise Guérin est également l’auteure de nouvelles et de romans policiers. Son commandant Lanester, qu’elle met en scène dans trois romans (A la vue, à la mort, Cherche jeunes filles à croquer, Les enfants de la dernière pluie, tous publiés aux éditions du Masque), a été incarné à la télévision par Richard Berry. On peut la suivre sur son site ainsi que sur Twitter : @fguer1


Cet article fait partie du numéro 189 (→ Acheter)
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