Le jour se lève lentement. Mon père est réveillé depuis longtemps. Ses nuits en vieillissant sont devenues bien courtes. Mon fils, Martin, dort encore, se couchant à pas d’heure. J’écris à la pointe du temps, à la fois père et fils. Une zone très sensible pour moi, assez vertigineuse. Je crains, je crois, de trop m’y pencher. Alors ce matin, je pose mes mots en équilibre car je sais, en vrai, ce qui nous relie. Ce qui s’est transmis, venu de loin, chance et malheur mêlés : notre sensibilité. Tous trois sensibles, décrits comme gentils, attentionnés. Doux même. Cette sensibilité, c’est du vinaigre quand elle devient sensiblerie, mièvrerie – pire, mélancolie. Mon père sort tout juste d’un immense gouffre dépressif. Martin se sent souvent triste – la vie, ce champ de ruines. Je regarde mon père. Je sais qu’il a été malade pour nous mettre en garde. Pour nous conjurer de vivre notre vie en chassant nos peurs, de faire de notre sensibilité une richesse. Exhortation silencieuse et bruyante : surtout, ne gâchez pas vos rêves !

Je regarde mon fils. Je me reconnais dans le visage de cet enfant et je sais qu’il lui faudra bricoler avec tout ça. Parfois aussi, je me vois dans mon père jeune, avant qu’il ne soit malade, je vois son sourire, ses élans et ses cannes à pêche à l’arrière de la Simca beige.

Nous avons débuté tous les trois un jeu d’écriture en ligne. Pour chaque lettre de l’alphabet, chacun propose, à tour de rôle, un mot. A comme Amour proposé par mon père, B comme Bordel proposé par Martin (récusé par mon père qui voulait Bonheur), C comme Colère (je trouvais ça bien). Quant au D, il s’est imposé ce matin. Ce sera Dromadaire.

 

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