D’abord, il y a eu ce livre, Pour une naissance sans violence, conseillé par une amie. C’est ma première grossesse et je n’y connais rien. Son auteur, Frédérick Leboyer, est obstétricien et il l’a écrit en 1974. Parmi tous les ouvrages de vulgarisation médicale, son texte sort du lot. Car ce n’est pas l’habituel exposé d’informations et de conseils, mais un cri de rage qui dénonce l’accueil fait au nouveau-né dans les sociétés occidentales. L’écriture est lyrique, poétique, spirituelle même, et elle questionne notre humanité. Quand je le lis, le livre a déjà 40 ans. Dans les hôpitaux, les choses ont évolué. Mais, je le pressens, pas tout et pas partout. Forte de cette lecture, je m’enhardis à me renseigner, à ne pas me confier sans réserve au corps médical. Plus de dix ans plus tard, le cri de Pour une naissance sans violence m’est resté en mémoire. Alors, quand une lectrice nous a proposé de nous mettre en relation avec son auteur, aujourd’hui presque centenaire, nous n’avons pas hésité. Cela nous a valu un entretien rare, entre la vie et la mort.

« Il n’y a pas de sujet tabou », nous prévient Madame Leboyer, qui nous accueille dans leur minuscule chalet suisse dont nous passons la porte en baissant la tête. De fait, à 98 ans, la liberté de parole est totale et la proximité avec la mort, constante. Frédérick Leboyer a l’âge où toute conviction semble vaine, où plus rien n’est certain. À beaucoup de questions auxquelles il a consacré sa vie – l’accompagnement de l’enfant, la naissance – , il répond désormais : « Je ne sais pas », « je n’y connais rien ». Des questions, il en pose lui aussi – et ce sont les plus existentielles : « Qu’est-ce que la vie ? » Et les laisse sans réponse, rappelant simplement les paroles du philosophe Plotin : « Pour ce qui est du mystère, rien ne peut être dit avec des paroles. Seulement avec des images. » Frédérick Leboyer est né en novembre 1918. L’écouter parler de ses débuts, c’est voyager dans l’histoire de l’obstétrique : « Je mettais au monde à peu près 50 enfants par mois. La clinique avait une grande réputation. Les femmes pouvaient choisir d’être endormies pour accoucher. Dans ce cas, il fallait que le médecin soit là. Ce médecin, c’était moi. Je les endormais au chloroforme au moment de l’expulsion et je sortais le bébé avec les spatules. Les femmes se donnaient le mot. » Pendant cette première vie professionnelle, il fait naître 9000 bébés.

Reconnaître la douleur de la naissance

Puis, au tournant des années 70, il porte un regard neuf sur ces pratiques. « On commençait à parler de l’accouchement sans douleur, se souvient-il. Moi, je me suis penché sur la naissance sans douleur. » Pourquoi ce revirement, aux alentours de 50 ans ? La découverte de l’Inde n’y est pas pour rien, comme en témoigne la dédicace du livre : « Sans l’Inde ce livre n’aurait jamais été écrit. L’idée ne m’en serait pas même venue. » Une psychanalyse est aussi évoquée. Nous n’aurons pas davantage de précisions. Toujours est-il qu’il se met à regarder avec attention l’enfant qui naît, et la souffrance de celui-ci lui saute soudain aux yeux.

A une époque où la médecine affirme sans ciller que les bébés n’ont pas de conscience et les opère sans anesthésie, Frédérick Leboyer renvoie aux médecins accoucheurs, aux sages-femmes, aux parents même, un miroir sans concession : « Ça, une naissance ? C’est un assassinat ! » Point besoin d’études scientifiques pour s’en persuader : pour lui, il suffit d’ouvrir les yeux et les oreilles, de voir le visage et les poings du nouveau-né crispés de souffrance et d’entendre ses hurlements.

Savoir accueillir le nouveau-né

Il prône et se met à pratiquer un accueil « sans violence », dans « la pénombre, le silence, le recueillement. » Il insiste pour que le bébé soit immédiatement posé sur le ventre de la mère : la pesée, les mesures et autres examens peuvent attendre. Poser le bébé sur la mère permet aussi de laisser le cordon ombilical battre jusqu’au bout avant de le couper. Ainsi le passage de la circulation placentaire à la respiration se fait naturellement, alors que couper un cordon qui bat encore, ce serait imposer à l’enfant l’expérience de la noyade. Il suggère aussi de le « remettre » dans l’eau. A savoir de lui donner un bain, non pour le laver, mais pour lui faire « goûter une tiédeur toute pareille au ventre maternel ». Dans le livre, le texte est entrecoupé de photographies de nouveau-nés dont la sérénité tranche avec les hurlements qui illustrent les premières pages. Mille bébés naîtront ainsi dans ses mains, sans violence. « Sur ces 1000 naissances, très peu de césariennes ont été nécessaires. »

La grande majorité du monde médical s’indigne de ce petit livre à l’effet coup de poing dont le retentissement est immense : il est traduit en une trentaine de langues et son auteur multiplie les conférences et les interviews. Rapidement, il cesse son activité d’obstétrique pour se consacrer à l’écriture, donner des séminaires, former des praticiens. L’Inde continue de l’attirer et il y fait de longs séjours.

Respirer pour moins souffrir

Et la femme, dans tout ça ? « Je me suis alors intéressé à l’accouchement et à la douleur des femmes. La péridurale est une erreur fantastique, car elle assume qu’accoucher, ça fait mal et qu’il faut contrer cette souffrance. Or c’est la peur qui crée la douleur. Pendant le travail, les femmes bloquent leur respiration par réflexe. Il s’agit de déconstruire ce réflexe. Ce qui est central, c’est la respiration. » S’inspirant des arts martiaux, et particulièrement du tai-chi, qui a sur le yoga « l’avantage de la douceur, de la profondeur et du mouvement continuel », il donne des séminaires où il enseigne aux femmes quels mouvements faire et comment chanter pour que la respiration accompagne la naissance : « Lorsqu’elles chantent, les femmes recommencent à respirer. Et si la respiration est lente et vivante, ça transforme l’accouchement en orgasme. » Le vieil homme sourit de notre moue dubitative : « Vous avez eu très mal parce que vous ne saviez pas respirer. » Il se joue de notre curiosité en reprenant tout seul : « Qu’est-ce que l’orgasme ? Je n’en sais rien. Un homme n’en sait rien. C’est le bénéfice des femmes. »

Le bout du chemin

Interviewer un homme qui annonce d’emblée qu’il est « à l’autre bout du chemin » et doit « apprendre à mourir », c’est accepter que ce soit lui qui mène l’entretien et non l’inverse. Il nous emmène vers l’inattendu, répondant à des questions que nous n’avons pas posées : « une regrettable vérité, c’est que je n’ai pas eu d’enfant. » Il détourne nos regards et nos sens : « Est-ce que vous êtes conscientes qu’il y a ici un beau silence ? Il y a ici, me semble-t-il, un silence vivant. » De son perchoir, au-dessus d’une vallée suisse, on a vue sur la montagne et le passage des nuages. Il pourrait être, dit-il, « an angry old man» (un vieil homme en colère). D’autant que, dans l’ensemble, sa vision de la naissance, pour la femme comme pour l’enfant, n’a pas eu le rayonnement espéré. Mais « les deux qualités désirables, ce sont la bienveillance et l’humilité. Le mot essentiel, c’est ’accepter’, ’to become one with’. »

On le sent : l’Orient lui a beaucoup apporté. Il nous chante un mantra tibétain qui lui est revenu au réveil, cite les maîtres qu’il a eu « la chance de rencontrer ». Mentionne aussi une prière musulmane et multiplie les références bibliques. A la question « Vous êtes croyant ? », la réponse est immédiate : « Non. » « En quoi croyez-vous ? » « En rien, rit-il. Ce qui est fondamental, c’est la vérité. Essayer de voir les choses comme elles sont. Or habituellement, on voit les choses comme on les voit, et non pas comme elles sont. La rose n’est pas belle, elle est ce qu’elle est. C’est le contraire de Protagoras, qui disait que l’homme est la mesure de toute chose. » Aujourd’hui, presque centenaire, il tente de « n’être que là, n’être ni avant ni après ». Il avoue toutefois : « J’essaie de mourir depuis je ne sais pas combien de temps. Il est raisonnable de penser que 98 ans, ça suffit. » Avant de regagner la vallée pour recommencer à courir après le temps qui passe, nous tentons une dernière interrogation : « Que vous ont appris vos maîtres ? » Avec un regard espiègle, le vieil homme nous répond : « A ne pas poser de questions. »

 

EDIT : Frédérick Leboyer s’est éteint quelques mois après notre visite, en mai 2017.

Michel Odent, gynécologue-obstétricien, auteur de Bien naître (1976)

« Je me suis trouvé personnellement impliqué dans le « phénomène Leboyer » dès son début parce que Frédérick Leboyer, après s’être exprimé publiquement, a immédiatement cessé d’exercer la médecine. C’est ainsi que certaines femmes ont cherché une maternité en accord avec ce qu’elles avaient lu. Un évènement significatif a été une petite annonce dans le journal Libération. Le texte en était : « Cherche une maternité chouette en accord avec les écrits de Leboyer. » La réponse du journal : « Va faire un tour à Pithiviers et tiens-nous au courant. » Comme Pithiviers se situe entre Paris et Orléans, le recrutement de notre maternité s’est vite diversifié. C’est ainsi que nous avons attiré des femmes qui avaient été profondément touchées par l’oeuvre du poète accoucheur. Ayant eu écho de ce qui se passait dans notre maternité, Frédérick Leboyer est venu nous rendre visite, d’abord en 1975. C’est ainsi que j’ai côtoyé un personnage charismatique, fascinant, souvent imprévisible et parfois déroutant. Aujourd’hui, je peux constater que, dans certains pays, le nom de Leboyer reste bien connu parmi les jeunes générations. En Allemagne, par exemple, je suis encore occasionnellement présenté comme « un disciple de Leboyer ». L’impact de son oeuvre est énorme, mais restera sous-estimé, parce que difficile à quantifier. Cela ne peut que satisfaire Frédérick Leboyer, qui n’a aucune sympathie pour le langage statistique. »

 

Dr Pascale Marmonier, gynécologue-obstétricienne

« Jeune externe, j’ai fait mon premier accouchement à l’Hôtel- Dieu, à Lyon, en 1969. A l’époque on affirmait que les bébés ne sentaient rien. Il fallait les voir, les soeurs ! Si le bébé n’allait pas bien, elles le prenaient, clac, une bonne claque dans le dos ! Quand vous êtes jeune, vous vous dites que c’est une façon de les faire démarrer… Puis le livre de Leboyer est sorti. Beaucoup de médecins ont crié « C’est un charlatan ! », et dans les milieux hospitaliers, c’était la rigolade. Pour moi, ça été une révélation. Pour la première fois, on s’intéressait au bébé. Je suis partie travailler à la clinique des Minguettes (69), et très vite, en 1978 je pense, on s’est mis à donner un bain-plaisir aux nouveaux-nés. C’était notre côté Leboyer. Un moment de joie, de rencontre avec les parents. »

 

Raphaela Hoyer, sage-femme en Allemagne

« J’avais 17 ans lorsque j’ai eu Pour une naissance sans violence dans les mains. Cette lecture m’a décidé à devenir sage-femme et à travailler comme ce livre le préconisait. Cela fait maintenant 30 ans que j’accompagne des accouchements à domicile. J’ai suivi des séminaires animés par Frédérick Leboyer. Sans lui, je ne sais pas si j’exercerais encore : il a toujours su me rappeler à quel point la façon dont on naît est essentielle et qu’il fallait poursuivre ce travail. Aujourd’hui, les femmes manquent de confiance en elles, elles ont peur, sont éloignées de leur propre corps. Ces peurs sont accentuées par leur entourage, par la société, par le monde médical. En Allemagne, un tiers des naissances se fait par césarienne : on ne fait pas confiance à la vie ! Transformer la naissance en une opération, ça a des conséquences dont on prendra conscience un jour. »

Trois livres et trois films

  • Naissance (1975, film de 20:05 mn : extrait) et Pour une naissance sans violence (1974, livre)
  • Shantala, livre illustré de photographies de l’auteur (Seuil, réédition 2004, et film documentaire de 21:25 mn)
  • Le sacre de la naissance (film documentaire de 38:20 mn sans paroles) et L’Art du souffle (livre, Dervy éditeur)

Ces films documentaires (extraits ou totalité) sont rassemblés sur la playlist « Naissance » de notre chaîne YouTube.


Cet article fait partie du numéro 183 (→ Acheter)
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