Lorsqu’on aborde le sujet de l’enfant préféré, les réactions sont virulentes. A se demander s’il est même possible d’écrire cette expression sans guillemets, ouvertement et sans complexe ! Nous avons osé accueillir ce « tabou suprême » comme une réalité, pour mieux comprendre ses mécanismes afin que nos enfants en souffrent le moins possible.
« Ça me tord les tripes d’imaginer en parler… et même d’envisager les choses sous cet angle-là », nous confie Laurence, mère de deux adolescents qui n’hésite pas à faire un parallèle entre notre sujet et le film Le Choix de Sophie dans lequel une mère juive doit choisir entre sauver sa fille ou son fils des chambres à gaz d’Auschwitz. « Je ne dirai rien là-dessus même sous la torture ! » conclut-elle. Si ce sujet est fermé chez Laurence, il suscite énormément de réactions chez d’autres. Catherine Sellenet, psychologue clinicienne et docteur en sociologie à l’Université de Nantes, et Claudine Paque, professeure dans la même université et spécialiste des textes anciens, y ont consacré un livre : L’enfant préféré, chance ou fardeau (Belin, 2012). Elles ont recueilli quantité de témoignages. Pas question dans cet article de pousser à faire un choix entre nos enfants, mais de mieux observer nos rapports avec l’un et l’autre pour vivre plus sereinement nos relations singulières avec chacun.
Les signes
Un regard pétillant en décrivant cet enfant-là, un geste complice envers lui, une tolérance sans faille… si les parents ont du mal à nommer l’élu, les enfants, eux, sont très sensibles. Ce sont souvent les non-préférés qui vont décrire une relation fusionnelle qui, lorsqu’elle est exclusive, devient source de souffrance. « Mon frère a toujours été le préféré de ma mère, confie Nicole à 68 ans. Elle lui a tout donné, une voiture, une part plus importante de son héritage. Lors des fêtes de famille, la famille de mon frère était toujours en tête de table autour de notre mère. Moi, j’étais en bout avec mon mari et mes enfants. » Dans l’ouvrage L’Enfant préféré, un jeune homme se rappelle son père faisant systématiquement un câlin à sa sœur au moment du coucher et l’appelant par des petits noms doux. Lui recevait un simple baiser sans paroles.
Alors que certaines sources de préférence sont des mystères, d’autres sont plus faciles à expliquer et à accepter, décrypte la psychologue. La fratrie peut comprendre qu’une fille arrivée après quatre garçons puisse attirer davantage l’attention des parents, ou que l’on préfère celui ou celle qui nous ressemble. Un enfant handicapé peut devenir le préféré « par compensation » constate Catherine Sellenet. C’est l’enfant qui requiert le plus d’attention et en général, la fratrie accepte cette réalité, même si cela peut enclencher de la souffrance. La place de l’enfant joue également – le préféré peut être plus souvent l’aîné, ou bien le petit dernier. Claudine Paque explique que même si le droit d’aînesse n’existe plus, il reste néanmoins des traces de notre culture qui inconsciemment, accordent plus d’importance à l’aîné qu’aux autres enfants en termes de patrimoine familial.
Déceptions
Parfois il existe un trop gros décalage entre l’enfant rêvé et l’enfant réel. La femme attendait une fille, elle aura un garçon. Il devait être blond, il est brun. Le papa voulait une sportive, elle est intellectuelle… Devenir parent, n’est-ce pas faire connaissance d’un parfait étranger à chaque fois ? Notre capacité à s’adapter est parfois mise à l’épreuve.
Les conditions de la naissance peuvent aussi avoir un impact sur nos relations. Clémence témoigne : « Samuel est mon premier enfant. Notre histoire a été difficile, il est né par césarienne programmée, je l’ai plutôt mal vécu, j’ai fait une dépression post-natale, je l’ai allaité deux mois et demi avec difficulté et j’étais tellement heureuse de le confier à quelqu’un pour reprendre le travail. Nous avons eu beaucoup de mal à entrer en relation tous les deux et son père a beaucoup pris le relais. Puis, petit à petit, la dépression est partie, j’ai pris de l’assurance et il m’a apprivoisée. Pour Eulalie, la naissance s’est déroulée à peu de choses près comme je le voulais, j’étais tellement bien avec cette petite contre moi et tout était simple. J’ai pris un congé parental, je l’ai allaitée 12 mois. Chaque soin était du plaisir, j’étais impatiente de me réveiller la nuit pour la câliner. »
Clémence ne nomme pas de préférence mais reconnaît que sa relation n’est pas la même avec chaque enfant, pour des raisons qui s’expliquent parfois mais pas toujours.
Être le préféré, cadeau ou fardeau ?
D’après nos auteures, être le préféré n’est pas forcément un cadeau. Au contraire, si celui-ci reçoit le plus d’amour, de regards de qualité, de connivence, il est aussi débiteur de tout cela. Son choix professionnel vient bien souvent se conformer à la vie de ses parents, il ne s’octroie pas le droit de décevoir. Il est en général moins libre de vivre sa vie telle qu’il le souhaite. Dans certains cas, la relation père-fille ou mère-fils devient fusionnelle, presque amoureuse. Il arrive que le parent se confie à l’enfant en cas de difficulté dans son couple.
« Le préféré est aussi l’enfant indigne », nous dit Catherine Sellenet. Il reçoit le plus, mais donne le moins. Tout cela est mis en lumière lorsque les parents vieillissent. Même si les relations parents-enfants évoluent au fil des années, « il existe des préférences ancrées ». « Cet enfant-là en général va s’occuper le moins de ses parents, explique la psychologue, alors que les autres vont tenter de recevoir la reconnaissance des parents jusqu’au bout. »
Il est jaloux !
La jalousie est souvent incriminée lorsqu’une fratrie est en conflit. Catherine Sellenet nous invite à comprendre que la jalousie n’est jamais constitutive de la personnalité d’un enfant. Elle est le résultat des préférences, le fruit d’une lutte pour briller dans le regard du parent. « La jalousie a toujours un ferment, elle a toujours des fondations. C’est plutôt un sentiment d’injustice qui organise très probablement la construction de soi. » La tradition orale transcrite dans la Bible, la mythologie grecque ou les contes traditionnels rapportés par les frères Grimm ou Charles Perrault, témoignent de la persistance de la préférence et des sentiments qu’elle suscite. « La violence de certaines histoires – Caïn qui tue son frère Abel dans l’ancien testament ou la demi-sœur de Cendrillon qui coupe son pied pour le rentrer dans la chaussure en vair dans l’espoir d’épouser le Prince – exprimait, et exprime toujours, l’inconscient humain. » En bonne professeure de lettres, Claudine Paque invite à un retour aux sources : « Dans les traductions les plus anciennes, les contes peuvent apporter une consolation ou une meilleure compréhension des mécanismes humains. » Pour elle, il est important que les parents identifient lucidement leurs propres comportements pour éviter chez leurs enfants des interprétations, justes ou non, mais qui empoisonnent leurs vies bien au-delà de l’enfance.
Vigilance
« Un adulte qui a souffert d’une injustice au sein de sa fratrie dans l’enfance sera en général davantage vigilant lorsqu’il deviendra parent lui-même », observe Catherine Sellenet. Il sera attentif à sa façon de décrire et à regarder ses enfants, aux cadeaux offerts, aux signes de souffrance chez le ou les non-préféré(s), non pour passer plus de temps ou exagérer ses sentiments pour celui-ci, mais pour exprimer simplement que l’on peut se sentir plus proche, plus complice avec un enfant qu’avec un autre pour de nombreuses raisons qui nous dépassent. Reconnaître la préférence, c’est une façon d’admettre que nous n’aimons pas nos enfants de la même façon, et c’est tout à fait humain.