Dans le quotidien des enfants, que de tractations ! « Je te prête ça si tu me prêtes ça », « il a eu une plus grande part que moi », « tiens, je te le donne »… Le partage et le don ne sont pas toujours spontanés, au contraire de leurs corollaires, la convoitise et la jalousie ! Pour vivre ensemble, pourtant, accepter le partage et même y prendre plaisir, c’est un atout. Comment y inciter nos enfants ?

La famille : un terreau fertile

Aucun enfant ne reçoit une facture détaillée pour l’électricité, l’eau ou la nourriture qu’il consomme à la maison. Dans la famille, l’utilisation commune des commodités du foyer est implicite. Dès leur naissance, les tout-petits partagent l’espace, le mobilier, le temps et l’attention de chacun, avec les personnes qui vivent sous le même toit qu’eux. La cohabitation familiale induit un esprit de collaboration et d’écoute des besoins de chacun. Cela ne va pas toujours sans tensions, ni pour les adultes, ni pour les plus jeunes : « Il n’y a plus d’eau chaude ! », « Donne-moi la télécommande ! », « C’est toujours moi qui débarrasse »… Entre frères et sœurs, les chamailleries sont d’autant plus fréquentes qu’elles sont le reflet du partage le plus délicat : celui de l’attention parentale. Les tout-petits sont souvent les plus virulents, car ils n’ont pas encore les outils psychologiques pour comprendre la notion de propriété, de prêt, de durée. La vie de famille est ainsi faite de moments de partage vaille que vaille et de jalousies. C’est un terreau que l’on peut enrichir.

Partager, c’est entrer dans la danse

« Le jeune enfant est naturellement réticent à prêter, car il a peur de perdre l’objet en question, explique Emilie Moreau-Cervera, psychologue clinicienne installée à Lyon. Il faut qu’il expérimente le partage pour en percevoir les bénéfices ». On peut commencer par l’inviter à partager un jouet auquel il ne joue pas. Il découvrira d’autres manières de jouer avec cet objet en observant l’autre enfant. D’ailleurs, un jouet délaissé connaît toujours un regain d’intérêt quand il est manipulé par un autre ! Il faut accompagner l’enfant dans sa découverte parfois brutale de l’existence de l’autre : « Tu aimerais jouer avec le camion de Tyméo ? Ce n’est pas possible d’arracher, de mordre ou de taper pour l’avoir. On va lui demander autrement. » En grandissant, les jeux à plusieurs vont se multiplier. Lentement, il va entrevoir la richesse à laquelle ouvre le partage. « Notre rôle de parents, reprend Emilie Moreau-Cervera, c’est donc de l’amener à faire l’expérience que partager, ça ne veut pas dire perdre, mais gagner ».

Chasse gardée et jardins partagés

Paradoxalement, préserver la propriété favorise le partage. Lorsqu’on est assuré d’avoir des objets bien à soi, qui seront respectés comme tels par l’entourage, on est plus enclins à prêter. Marie, 34 ans, est assistante maternelle et mère de trois garçons âgés de 1 à 6 ans. Pour que ses fils vivent bien la présence des enfants qu’elle garde dans leur maison, elle a dû définir avec eux quels jeux et jouets seraient mis à la disposition de tous, et quels seraient ceux qui seraient « chasse gardée ». Libre à eux de les prêter. Quand ils le font, les bénéficiaires ont conscience de l’honneur qui leur est fait !
« Il est primordial, commente Emilie Moreau-Cervera, de laisser à l’enfant la possibilité de refuser le partage. Le forcer, c’est ne pas le respecter. De toute façon, il traversera des situations où il sera inévitable de partager : à la crèche, à l’école, au parc… C’est à lui de vivre l’expérience de son refus. » Par son « non », il risque deux choses : que la même réponse lui soit faite lorsqu’il sera demandeur, et de se retrouver seul, sans partenaire de jeu. Parfois, il sera d’ailleurs content d’être seul et de compter sur ses propres ressources pour jouer. L’enfant va naviguer entre « je donne tout » et « je donne rien », avant de cerner l’enjeu du partage : qu’il y en ait un peu pour chacun et pas tout pour un seul.

Récolter le plaisir de l’autre

Un tout-petit n’est pas capable d’empathie. « Il n’y a pas à porter un regard moral sur la difficulté d’un petit enfant de prêter », insiste Emilie Moreau-Cervera. Pour un enfant, ce n’est pas « mal » de ne pas prêter, c’est difficile ou douloureux, ça le rend triste ou le met en colère. En grandissant, il va pouvoir s’identifier à l’autre, qui peut être déçu ou triste de ne pas obtenir ce qu’il convoite, ou au contraire, heureux de l’avoir obtenu. Or, partager, c’est aussi se réjouir du plaisir de l’autre. Pour apprendre à ses enfants ce bonheur-là, la vie quotidienne offre beaucoup d’occasions, dont les parents peuvent se saisir. Il ne reste plus qu’un bonbon : à qui le donne-t-on ? Maxime a grandi, il a besoin de nouvelles chaussures, alors que son frère, lui, n’a besoin de rien. Résistons à notre envie de devancer ses récriminations en lui achetant quand même une bricole. Cette fois-ci, c’est l’un qui bénéficie de quelque chose de neuf, et la prochaine fois, ce sera l’autre. Plus volontaire encore, Agnès, 35 ans, a toujours tenu à inciter ses quatre enfants, âgés de 3 à 10 ans, « à faire plaisir aux autres, pour un anniversaire par exemple. Comme ils sont assez rapprochés en âge, cela signifie que parfois, on offre quelque chose dont on aurait soi-même très envie. Pour moi, c’était important qu’ils apprennent ce plaisir de faire plaisir. Je constate d’ailleurs qu’ils se font beaucoup de cadeaux entre eux, alors que leur relation quotidienne est empreinte de jalousies et de chamailleries. »

Jardiner par l’exemple

2 mains d'enfants qui échangent un cadeau« On n’ ‘inculque’ pas des valeurs comme si on les injectait dans les enfants, rappelait Françoise Dolto en 1988. On leur donne plutôt des exemples de vie, et les enfants en font leur profit. » L’attitude familiale joue beaucoup. Des parents généreux de leur temps et de leur biens auront bien sûr une influence sur leurs enfants, chacun selon son caractère et sa sensibilité. François reprend toujours ses enfants quand ils émettent des jugements arrêtés sur les uns ou les autres. « Pour moi, être généreux, c’est être attentif aux autres, et c’est incompatible avec des phrases du type ‘t’as vu, les voisins, ils font comme ça, c’est nul !’ Je leur demande toujours : ‘à ton avis, pourquoi ils font ça ?’, ça les fait réfléchir.» Engagée dans l’accueil des familles roms dans son quartier, Agnès a logé une famille chez elle l’an passé : «  Les enfants en étaient très surpris et très fiers. Ils ont compris qu’on pouvait être généreux par ses actes. Peut-être qu’ils me le reprocheront plus tard : tu as consacré trop de temps aux autres ! » Sans exiger de tous un tel engagement solidaire, le partage est constitutif de la vie en société. On partage la maîtresse avec 29 autres bambins, le toboggan du square, la rue… Pas toujours facile à intégrer, sourit Corinne, 39 ans : « Profitant d’un moment d’inattention, ma fille m’a fait un bouquet avec les fleurs des plates-bandes municipales. Ca a été l’occasion d’expliquer que la ville appartient à tout le monde et que ces fleurs-là doivent réjouir tous les passants. »

Par le partage, on montre qu’on est capable de comprendre l’autre, de se mettre à sa place, de vivre avec lui. Cela ne signifie pas s’oublier ou nier ses propres intérêts, ses aspirations ou ses opinions, mais accepter l’existence d’autres désirs, d’autres façons de vivre, de penser, d’autres opinions . Vivre cet équilibre délicat entre mon identité à moi et la confrontation avec celle des autres devient plus aisé. Partager, c’est intégrer l’idée que seul, on est moins riche qu’à plusieurs. Cela vaut pour tous les âges.

 

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Il n’est pas partageur ? Ne soyons pas trop pressés !

A sa naissance, un enfant ne perçoit pas l’autre comme un autre. Sa mère, en particulier, est vécue comme un prolongement de lui-même qui assouvit ses besoins vitaux. Pour lui, et pendant encore longtemps, tout est à lui ! Pour pouvoir partager, prêter ou donner, il doit déjà prendre conscience de son existence propre et indépendante : se nommer (et pas seulement de reconnaître son prénom) et appréhender son corps dans son entier (et pas seulement un pied, puis une main…). Dès lors, il devient capable de considérer l’autre comme étant un autre, avec ses désirs, ses possessions — au plus tôt vers 18 mois. Reste à expérimenter la conciliation entre ses désirs et ceux de l’autre. Une confrontation souvent douloureuse : j’arrache des mains, je tape, je mords… on va tout essayer. Il lui faudra aussi du temps pour être convaincu que s’il prête quelque chose, elle ne disparaît pas pour toujours. L’acquisition du langage vient réguler ces envies et ces jalousies en en permettant l’expression. Les enfants jouent davantage à plusieurs et deviennent capables de négociation. Bref, avant l’âge de la maternelle, il est naturel de ne pas être prêteur !