Sur cette photo, j’ai cinq ans et je vais me promener au Chatelard, un petit bois près de l’ancienne maison de mes grands-parents. Comme souvent, c’est mon grand-père qui m’y emmène, dans une remorque accrochée à son tracteur dont il ne se sert qu’à cette occasion. Un large sourire fleurit sur son visage alors qu’il nous conduit sur la route peu fréquentée, bordée de prés, qui mène à la forêt. Nous offrons sans doute un spectacle surprenant aux vaches qui ruminent derrière leur clôture, lui sifflotant joyeusement, en short et t-shirt, profitant du soleil de l’été, et moi, sortant tout juste de la piscine, encore en maillot de bain. Par moment, il accélère un peu et j’éclate de rire en sentant la vitesse faire voler mes cheveux. Il rit aussi. Cette année-là, il m’affuble encore de charmants petits sobriquets: « madatifille » une contraction de « madame » et de « petite fille » – « coquin » ou « minouchette ». Les adultes ne manquaient pas d’imagination pour m’en inventer, mon grand-père le premier!
Cette image me renvoie à celle qu’il m’a toujours donnée. Celle d’un homme qui fut le conducteur de sa vie, du début à la fin. Il a toujours su me conduire partout mais il ne peut pas me mener à son chevet, à l’hôpital, lorsqu’il apprend son cancer des poumons en 2008. On m’explique que si j’avais quinze ans, on me laisserait voir Grand-père, mais je n’ai alors que huit ans et les enfants ne sont pas autorisés à l’intérieur du bâtiment. Je dois donc attendre deux mois avant qu’il puisse sortir dans la cour de l’hôpital, pour parler à ses petits-enfants. Si seulement je pouvais parler… mais les mots meurent sur mes lèvres, les sons se coincent dans ma gorge, les phrases se perdent dans mon esprit alors que je m’efforce de les formuler. On dirait un fantôme, ce spectre qui se tient devant moi. Les traitements lui ont fait perdre ses cheveux blancs, l’obscurité de la chambre a pâli sa peau bronzée et une cicatrice barre son torse là où on l’a opéré, à peine recouverte par sa chemise.
Et tous ces tuyaux! Ils semblent sortir de son fauteuil roulant comme les tentacules d’une pieuvre. Les mois de son absence l’ont transfiguré au point que je peine désormais à me rappeler son allure d’autrefois. Sa voix et son sourire n’ont pas changé cependant et j’aimerais tant lui présenter des excuses: « Je ne sais pas quoi te dire. Pardonne-moi… » Aujourd’hui, j’ai quinze ans. On pourrait me conduire à l’hôpital pour rendre visite à n’importe qui. Mais pas à toi, Grand-père. Tu es parti trop tôt.