Sur la photo, ma mère dans notre jardin. Ma mère, en peignoir bleu, molleton année 70, pieds dans la neige. Dans sa main, une immense boule de poudreuse bien tassée qu’elle fait mine de manger, tout sourire. J’ai 9 ans et elle fait le pitre pour moi : surprise. Je la découvre, pour la première fois, goguenarde, joueuse, insouciante et capable de m’étonner. Je saisis à la volée l’appareil photo et, précieusement, conserve ce moment. Car, en réalité, il faut le dire : la plupart du temps, la maison de ma mère est fermée à double tour. Tout dedans y reste mais, dehors, rien ne transparaît. Un lieu barricadé, comme sans aspérité et sans bruit, un lieu morne où le convenu s’impose plus que de raison. Avec le temps, oui, j’ai fini par renoncer à aller y voir de plus près, et ainsi mieux la connaître. Finalement, avec le temps, c’est moi qui me suis fermé bien plus qu’elle. Pourtant, la semaine dernière, sans qu’aucune neige ne soit tombée la nuit, elle me téléphone et fait s’effondrer à nouveau, et d’un seul coup, une grosse épaisseur de mur :
« Depuis quelques mois, j’ai une grosseur dans le ventre, j’ai perdu beaucoup de poids et le médecin est inquiet. Je n’irai ni faire les examens, ni aucun traitement. »
Et de poursuivre, presque alerte :
« Définitivement, j’aime trop la vie et il est hors de question d’être aliénée, abîmée, réduite par la chimio et compagnie. »
Je reste sans voix. Je n’ai pas d’appareil photo, ni non plus les mots qu’il faut. Il m’aura fallu quarante années pour le comprendre : aller vers ceux qu’on aime, nos enfants comme nos parents, c’est accepter d’être surpris par eux, de ne pas voir que ce que nous avons décidé de voir. Oui, on gagne à offrir, à chacun des êtres aimés, un espace suffisamment ouvert pour leur permettre de nous surprendre.

Cet article fait partie du numéro 195 (→ Acheter)
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