Nous avons demandé à Françoise Guérin de réagir au film Tully qui, comme son dernier roman, « Maternité », traite des difficultés maternelles et du couple conjugal à l’épreuve de la dépression post-natale. Voici sa réponse :

Je vais tenter d’en dire quelque chose sans divulgâcher ce film que j’ai vu avec plaisir et qui ne manque pas de surprises.

Cela se présente comme une comédie américaine légère sur le quotidien d’une quadragénaire en déroute. Marlo, dont la grossesse déborde de tous côtés, s’occupe comme elle peut de ses deux aînés : Sarah, une petite fille un peu trop sérieuse, et Jonah, un garçon « spécial » comme le répète obstinément la directrice de son école. (Au passage, depuis quand le qualificatif d’autiste est-il devenu imprononçable ?)

Marlo s’en voit, c’est le moins qu’on puisse dire. Elle court de tous côtés, s’agite, s’épuise, gère les crises d’angoisse récurrentes de son fils au bord de l’exclusion scolaire, affronte le regard tantôt perplexe, tantôt sévère de sa fille, tente de survivre dans le chaos. À ce stade du récit, le lecteur se demande déjà s’il ne manque pas un personnage important dans l’histoire…

Lorsque Marlo se glisse enfin dans le lit conjugal, c’est pour y retrouver un mari aveugle et sourd à sa détresse, ventousé (lathousé, aurait sans doute dit Lacan) à son jeu vidéo. La libido n’est pas au rendez-vous dans ce couple prématurément usé et accablé par cette grossesse surprise. Omniprésent à l’écran, le corps est celui de la servitude volontaire, le désir ne s’y fait plus entendre depuis longtemps. « Mon corps ressemble à la carte d’un pays en guerre, précise Marlo après avoir croisé le regard médusé de ses enfants sur son ventre ravagé. Même mes varices ont des varices. »

L’accouchement approche et, autour de Marlo, on s’inquiète. Va-t-elle retomber dans la dépression qu’elle a traversée après la naissance de Jonah et dont on devine qu’elle n’est jamais vraiment sortie ? Prudent, son frère propose de lui payer les services d’une nounou de nuit qui pourra lui permettre de dormir en lui amenant le bébé seulement au moment des tétées. Pas bête quand on sait que l’accumulation des nuits sans sommeil peut faire le lit d’une dépression post-natale. Voilà pour l’argument du film.

Allons un peu plus loin…

Le bébé naît et c’est, pour l’héroïne, un fardeau de plus qu’elle trimballe sans ménagement dans son maxy-cosi. Le bébé n’en sort quasiment pas, déjà rivé à l’objet. En clinique périnatale, on voit beaucoup de ces bébés soudés à leur siège-panier, tenus à bout de bras par des mères trop épuisées ou trop angoissées pour se risquer au corps à corps. Les pleurs stridents de cet enfant, c’est plus que n’en peut supporter Marlo qui tente en vain de boucher l’orifice hurlant avec une tétine.

Au retour de la maternité, la course folle reprend, scandée de pleurs, de tétées et de changes. On y voit une mère robotisée par la fatigue, qui déploie un maternage opératoire, une suite de gestes vidés de leur sens et que n’accompagne aucune parole, aucun échange de regard. Ce bébé n’existe pas encore, il n’est que bouts de corps qu’animent d’irrépressibles pulsions. Reliée à un monstrueux tire-lait qui la « pompe » tout le jour durant, Marlo n’est plus qu’un corps appareillé, vidé de tout élan vital. Le lait ainsi soustrait s’entasse dans le congélateur, en rallongeant d’autant le circuit de la satisfaction pulsionnelle, et on se demande ce que Marlo stocke ainsi obstinément.

L’épuisement maternel est illustré par une séquence qui frôle le burlesque : enchaînée à la table à langer, la travailleuse des Temps modernes change mécaniquement des couches à un rythme accéléré et tourne le bouton de la poubelle comme Charlot, jadis, son boulon infernal. Jusqu’à l’arrivée de Tully, la nounou de nuit, on n’aperçoit quasiment pas ce bébé réduit à être objet de soins.

Le soir, quand toute la famille est enfin couchée, Marlo trouve la seule consolation de son existence en visionnant une émission de téléréalité au titre évocateur de Gigolos. Les héros s’y emploient à satisfaire sexuellement leurs partenaires par des copulations acrobatiques. La question de savoir comment satisfaire l’autre constitue le fil rouge de ce film plus profond que la bande-annonce ne nous le laissait présager. Marlo ne peut se détacher de ce spectacle qui la fascine. Et c’est dans ce moment particulier, qui caresse le désir étouffé, qu’apparaît pour la première fois la nounou, une jeune femme dynamique et bienveillante. Tully, sans hésiter, part à la rencontre de ce bébé. Et le voilà qui sort des limbes et prend forme : un visage, un regard, un prénom…

Plus tard dans la nuit, lorsque la nounou va amener le bébé à Marlo pour le mettre au sein, elle reste à les contempler. Marlo est surprise de ce regard émerveillé qui se pose sur elle. « Elle regarde dans les yeux », note-elle émue. Au fond, qui la regarde ? Certainement pas son époux, scotché à son écran. Drew n’est pas un mauvais bougre, on devine même qu’il pourrait prendre une toute autre place mais quelque chose semble retenir Marlo dans sa prison volontaire, une sorte de résignation à se faire l’objet de satisfaction de l’autre, à aplanir le terrain de cet homme « parce qu’il travaille beaucoup ». Lui a-t-elle seulement demandé quelque chose ? « Je n’ai pas l’habitude qu’on m’aide, c’est tout. » Tout est dit dans cette phrase qui la réduit à être toute-mère vaillante et dévouée.

Très vite, ce regard qu’on pose sur elle a des effets. « Je vois de nouveau les couleurs », constate-t-elle, dès le lendemain.

Au fil des jours, Tully prend de plus en plus de place et dynamise cette femme délaissée. Marlo se remet à cuisiner, joue avec Jonah, discute avec Sarah, contemple enfin son bébé. Il fallait donc qu’un autre s’en mêle pour qu’ait lieu la rencontre ! On notera que toutes les aspirations que Tully déclenche ont pour visée la satisfaction de l’autre, en bonne mère et en bonne épouse. Satisfaire l’autre, se faire l’objet de ses pulsions, se plier à son fantasme… Il faudra attendre l’issue de l’histoire pour saisir pourquoi il en est ainsi.

« Je m’occupe de toi », dit Tully un soir. « Du bébé ? » demande Marlo étonnée. Tully sourit : « C’est toi, le bébé. » On ne pouvait pas dire plus clairement combien, dans le post-partum, le bébé qu’a été la mère réclame sa part de maternage… Et c’est souvent à cet endroit qu’est convoqué le clinicien. Entendre le bébé dans la mère, l’entendre elle, pour que ses besoins non comblés, ses appels restés sans réponse, n’entrent pas en rivalité avec ceux du nourrisson qu’elle accueille.

Je ne dévoilerai pas la fin de ce film remarquable par sa justesse et qui ne recule pas lorsqu’il s’agit de montrer le rapport des sujets contemporains à l’objet dont ils se font l’objet.

La chute, inattendue, nous rappelle comment le désir, chassé du corps, fait immanquablement retour dans le symptôme.

Tully, film de Jason Reitman, sorti en France en juin 2018

Françoise Guérin, Maternité, Albin Michel, Mai 2018

Lire notre grand entretien avec Françoise Guérin dans le numéro en cours (n°189) et notre dossier « Mères épuisées, oser (se) l’avouer » (n°183).