Pour son premier roman, Trancher, Amélie Cordonnier nous convie dans l’intimité d’une femme qui fait des listes pour ne rien oublier. Des listes de livres, de fêtes à souhaiter, de légumes à acheter… En mère de famille consciencieuse, elle note tout.
Vient le temps des listes d’insultes, celles que son mari lui adresse avec une soudaineté confondante et qu’elle consigne avec soin. Pour ne pas oublier.
Oublier, c’est ce qu’elle a tenté de faire, sept ans plus tôt, après s’être effondrée. Le couple s’est alors séparé avant de se retrouver autour d’une promesse : Aurélien allait travailler sur sa violence, il ne recommencerait pas… À l’inverse des miroirs brisés, cette promesse a été suivie de sept ans de bonheur.
Mais tout a une fin… « Je suis chez moi, quand même, alors ferme ta gueule une bonne fois pour toutes, connasse, si tu ne veux pas que je la réduise en miettes. »
Ainsi parle Aurélien à sa femme, lors d’un brutal accès de fureur. Les miettes, ce sont celles qui traînent sur la table du petit-déjeuner dominical qui réunit la famille. À cet endroit, la violence du verbe pulvérise la métaphore. Le sujet se trouve réduit à cette chose insignifiante, ce déchet de jouissance orale à évacuer.
Alors ça recommence.
« Quelque chose, mal recollé en toi il y a des années, s’est brisé net. »
Effets de la parole sur le corps, l’héroïne tombe de son vélo. Une chute, en apparence anodine, qui en condense pourtant une autre. Est-ce une re-chute ? « Mais tu te jures, au plus profond de toi, que cette fois tu ne t’effondreras pas. »
Suit l’alternance des crises et des rémissions. De l’espoir et du découragement. Régulièrement, Aurélien explose et sa parole fuse, ordurière. Il dénigre, rabaisse, avilit l’autre comme pour, mécaniquement, se rehausser. Tout y passe. « Te voilà redevenue la chienne qu’il faut museler, la connasse qui n’a pas le droit de l’ouvrir » Curieusement, une fois calmé, il dit ne pas se souvenir de ses propos dégradants et redevient un mari gentil, un père attentif qui jure qu’on n’y l’y reprendra plus… jusqu’à la fois suivante.
Et l’héroïne de s’interroger. Partir ou rester ? C’est ce qu’elle va devoir trancher…
« Il a improvisé des promenades dans les jardins refleuris et des déambulations dans les rues de Paris. »
Ça vous dit quelque chose ? Un air dans la tête, peut-être… En contrepoint des horreurs, l’écriture d’Amélie Cordonnier est parsemée de références discrètes à Barbara ou Baudelaire comme pour nous rappeler qu’une langue est faite de ces paroles répétées, tellement entendues, tellement familières, qu’on finit par les reprendre à son compte en n’en distinguant plus les contours. Si c’est vrai pour la poésie, qu’elle s’inscrit dans notre chair et fait intimement partie de nous, pourquoi n’en serait-il pas de même avec les invectives surgies dans la banalité du quotidien, les insultes lancinantes entendues encore et encore ? Malgré ses efforts pour faire barrage à la parole destructrice qui l’assaille, l’héroïne doute. « Ce n’est pas si facile de ne pas croire ce qu’il te dit. […] Tu n’es pas la gourde, la bonne à rien, la fille incapable qu’il décrit. »
Le lecteur suit le cheminement de cette femme qui s’accroche à son rêve brisé de famille idéale. On la voit hésiter, se demander si, en partant, elle ne va pas détruire la vie de ses enfants. Après tout, se dit-elle, ce ne sont que des paroles… Des insultes, des menaces mais pas de coups qui feraient trace et donneraient la peau pour témoignage. Et puis… on lui a appris à être douce et compréhensive. À ne surtout pas geindre. Et à se remaquiller après la débâcle. Elle s’y applique sans voir que ces injures qu’elle encaisse teintent peu à peu sa langue d’une trivialité nouvelle. Qu’à force d’être dégradée par l’agressivité de l’autre, elle se dégrade elle-même et choit dans la fange qui lui est promise. Dans une scène hallucinante, l’auteure montre jusqu’où peut conduire cette destructivité quand il s’agit de se faire l’objet massacré de l’autre.
« Trancher » rappelle qu’il est des couples où les mots ne sont plus à la noce. Pour dire cette violence invisible et cerner les traces profondes laissées par la parole, il ne reste parfois que le cabinet de l’analyste… et la littérature.
Amélie Cordonnier, « Trancher », Éditions Flammarion, 2018