En réalité, chaque matin elle se demande : mon bébé est-il mort ? »

Alice et Vincent s’aiment. Alice et Vincent attendent un heureux événement… Mais tout se précipite. L’enfant naît avec deux mois d’avance, un bébé minuscule qui a « le cœur qui cabriole » avec un pronostic réservé.

Voilà pour le décor. C’est d’abord celui de l’hôpital, de l’attente suspendue aux lèvres des soignants, de la peur lancinante qui terrasse Alice, de la sensation d’être coupés du reste du monde, en état d’exception, comme si la vie se poursuivait sans elle, sur l’autre rive.

De cette autre rive, je regarde ces gens normaux, silhouettes de papier dont je ne sais rien et qui ont l’air d’avoir une vie parfaite, sans histoires, sans heurts, sans douleurs, une vie témoin comme il y a des maisons témoins. Sûr qu’ils ne voudraient pas être dans ma peau. Moi non plus d’ailleurs. »

D’emblée, Elsa Flageul nous invite à confronter les points de vue d’Alice qui, pour se maintenir à flot, écrit son journal des évènements, et de Vincent, son compagnon. Ainsi alternent des chapitres à la première personne, empreints de subjectivité, et des chapitres à la troisième qui tentent de donner un point de vue plus neutre ou plus objectif de la même situation. Si le procédé peut sembler parfois maladroit, qui nous oblige à lire deux fois les mêmes événements, il a l’avantage de nous permettre de cheminer en suivant la logique de cette mère, depuis son accouchement jusqu’aux deux ans du bébé. Et d’entrevoir comment le fantasme, toujours, imprime sa marque sur les évènements.

J’ai été particulièrement intéressée par la dernière partie du livre qui débute lorsque l’enfant quitte enfin l’hôpital. Ce qu’ils n’osaient attendre est enfin arrivé, les voilà tous trois réunis. Mais, assez logiquement, la sortie de néonatologie semble vécue comme un désarrimage pour cette mère que l’institution hospitalière avait protégée jusqu’alors, du face-à-face avec l’enfant. Si Vincent peut s’étayer sur son travail, Alice rumine son ressentiment en accomplissant, sans goût, des tâches infinies.

J’ai trouvé très juste la question de la rancune jamais purgée qu’Alice nourrit secrètement à l’égard de Vincent.

Ce qu’elle pensait avoir oublié lui revient en pleine face, empoisonné par cet oubli qu’elle n’a pas su se faire. Et Vincent qui ne voit pas. Bien sûr elle fait tout pour masquer. Mais elle lui en veut d’être dupe. »

La jeune femme, qui montre à maintes reprises qu’elle ne croit pas aux effets de la parole, s’enferme dans le silence et une position sacrificielle aussi vaine que destructrice. Le mécanisme de cet enfermement est ici discrètement exposé et, pour cette troisième partie qui est loin de ne concerner que les parents d’enfants prématurés, je recommande la lecture de ce livre à tous les jeunes parents qui se soucient de leur couple soumis aux effets parfois délétères de la naissance.

 

 

 

À nous regarder, ils s’habitueront, Elsa Flageul, Juillard, 2019